Chasse aux BPF dans le sud-ouest

La quête de ces deux derniers BPF, comptant pour le département des Alpes-de-Haute-Provence et terminant une nouvelle province, la Provence, ressemble pour moi à celle d’août 2018. C’était au retour des vacances à Grand-Bornand. Cette année encore, nous combinons un itinéraire hors des grands axes surchargés, en parcourant les Alpes, du nord au sud, pour cueillir ces deux BPF, tout au bas du massif alpin.

L’approche est mieux gérée que les fois précédentes. La confiance reste relative envers le GPS qui nous a déjà envoyés sous le tunnel de Fréjus pour rejoindre Briançon, via l’Italie. Alors on fait sans lui, en enchaînant les cols du Télégraphe, du Galibier, la descente du Lautaret, un pique-nique aux abords de Briançon, puis le col de Vars avant de nous retrouver dans la vallée de l’Ubaye, pratiquement à pied d’œuvre, du côté de Barcelonnette. Cette année, notre hébergement ne sera pas au Sauze, mais à Chabanon, petite station des Alpes de Haute-Provence.

LE COL DE LA CAYOLLE

Toute cette approche mieux calculée me permet de profiter de la fin d’après-midi pour emprunter le col de la Cayolle. Le changement de tenue s’effectue sur une petite route, non loin de Sauze, au bord d’un ruisseau dont le frémissement sur les cailloux restitue déjà un peu de fraîcheur dans une atmosphère étouffante. Et c’est parti, bis répétita, sur une portion de route déjà empruntée deux ans auparavant, jusqu’à la patte d’oie où deux options s’offrent à moi, à droite le col d’Allos, c’est déjà fait, à gauche le col de la Cayolle, 27 km, l’objectif du jour.

Dire que les quelques kilomètres précédents m’ont servi d’échauffement serait un contresens car au contraire, l’impression de canicule semble atténuée par le petit déplacement d’air dû à la vitesse du vélo. Maintenant, il s’agit de dérouler sur 27 km et de savourer au mieux ces retrouvailles 2020 avec les BPF. Cette année Covid très particulière m’a privé d’un printemps à la poursuite des coups de tampon. Un confinement de huit semaines et une remise en route très encadrée avec beaucoup de précautions ne m’ont pas permis de partir sur les routes de France à la découverte de nos anciennes provinces et de lieux parfois très connus et d’autres souvent ignorés, mais dont le charme et l’intérêt se dévoilent aux cyclotouristes qui ont compris, comme Reggiani, que Venise n’est pas en Italie, c’est n’importe où, mais ce n’est pas n’importe quand, c’est l’endroit où tu es heureux.

Dès l’attaque, je sens ce col et je lui trouve une certaine confidentialité, hors des grandes migrations. Ici c’est la nature qui impose sa loi et l’homme s’y conforme, après l’avoir domptée, en suivant au plus près le torrent de Bachelard qui roule ses pierres détachées des parois, à travers un défilé où la route, taillée dans le roc par l’armée à la fin du XIXème siècle, se coule aventureusement. Par endroits, des espaces plus ouverts sont pris d’assaut par des familles, des vacanciers qui profitent de petites plages où l’eau froide fait oublier un thermomètre qui oscille autour du 35°C. La pente est régulière, n’excédant jamais plus de 5%, l’idéal pour progresser en rythme, tout en se pénétrant de l’impression de fraîcheur et de la vue sur le torrent en contrebas. Comme souvent, en ces instants, j’éprouve ce sentiment de liberté royale dont je n’épuise pas la griserie. Je suis maintenant un élément de la nature, à la fois intrus et partie prenante, je m’y glisse et m’y confonds, partageant le mérite et la peine toute relative à la conquérir sans autre artifice que ma seule force musculaire. À cet instant, je mesure combien on se fourvoie à s’imprégner d’un lieu derrière l’écran d’un pare-brise. À bicyclette, l’osmose est parfaite et le contact sans filtre nous fait ressentir jusqu’aux vibrations d’un passé qui s’offre dans son dénuement originel. L’homme a façonné et son action s’est déliée dans le grand mécanisme imperceptible et perpétuel de la durée. À ce stade, on ne peut que ressentir notre état éphémère et transitoire à l’échelle de l’œuvre du temps.

Alors, merci aux bâtisseurs qui creusèrent ces passages. Bien sûr la finalité de ces projets n’avait rien de très pacifique, mais au final, et comme souvent, c’est le civil qui profite de ces avancées belliqueuses.

Jusqu’à Bayasse, la route monte en paliers, serrant le torrent, ne laissant qu’un étroit passage entre le vide et le rocher. Puis, l’appel de la montagne éclate, alors que s’ouvre la vallée, dévoilant des sommets d’altitude, en même temps que le sifflement des marmottes. Il reste encore 9 kilomètres de lacets à 7 % qui hésitent pour sauter d’un flanc à l’autre, empruntant des ponts qui s’étagent pour me hisser dans l’immensité calcaire des sommets. La température a nettement fraichi. À 2326 m, l’été passe dans un autre registre que le silence et l’isolement accentuent encore. On est bien tout simplement. Comme le bonheur est simple, sans détour ni artifice! Je l’ai dit parfois, les mots qui reviennent le plus souvent dans mes écrits, je les connais, bonheur, soleil, nature, parfois solitude. Est-ce ma faute? C’est pour moi une constatation, et ce soir, au col de la Cayolle, ces mêmes composants m’accompagnent. Ne dit-on pas « pour vivre heureux vivons cachés », loin des foules estivales en ce jour. Le bonheur c’est la prise de conscience de son bien-être tout simplement. Et ce soir c’est le cas.

Au col, traditionnel arrêt photo évidemment, le temps d’enfiler un coupe-vent et d’échanger, avec d’autres cyclistes, à l’aide de nos portables, des photos réciproques à la borne sommitale. Nice et la Méditerranée ne sont qu’à 130 km. Ces rencontres au sommet sont révélatrices de la fraternité sportive qui unit jeunes et moins jeunes, cyclistes et cyclotouristes, français ou étrangers. Avoir grimpé un col, qu’importe le versant, et se retrouver là, au bout de l’effort, sensibles aux mêmes impressions que nous offrent le panorama, l’environnement, l’atmosphère d’altitude et la conscience de notre fragilité en même temps que de notre force à conquérir ces instants rares, tout cela nous affranchit des rounds d’observation, on se sent camarades sans se connaître et c’est là une des vertus de la pratique sportive.

Je redescends un petit kilomètre, jusqu’au chalet refuge, histoire de me réhydrater devant une bière locale, à consonance italienne cependant. L’arrêt est aussi une manière de fixer ce nouveau BPF, le temps d’un rafraîchissement savouré dans le silence et la plénitude de l’objectif atteint quand la lucidité s’invite pour me rappeler que cet instant est unique et que je ne le revivrai certainement plus mais qu’il s’inscrit de ce fait à l’encre indélébile dans le compartiment de ma mémoire où s’alignent déjà presque 300 BPF.

Alors bien sûr, l’envie est grande de dérouler à l’envers les 27 km de ce col de la Cayolle, afin de profiter de la pente en roue libre, voir le paysage sous un angle différent. Il y a toujours aussi cette inflation à vouloir accumuler les kilomètres et inscrire 60 km au lieu de 30 km sur mon carnet où je comptabilise toutes mes sorties, c’est mieux, c’est du moins ce que l’on pense. Et pourtant! Parfois, la quantité doit s’effacer devant la qualité. Je dois tenir compte de l’heure, et du gite encore éloigné. Alors ce sera fin de l’étape là-haut, à quelques encablures du col de la Cayolle, tant pis pour la descente.

Mais en revanche, légèrement éloigné du sommet, c’est la solitude des grands espaces, par 20°C, l’arrêt dans une pâture alpine traversée par un ruisseau pas encore torrent, dans une quiétude estivale libérée qui laisse penser à ces longs mois d’hiver bloqués dans la neige, hors du temps et des hommes.

Ainsi, il est 18h 30 et nous redescendons le col de la Cayolle maintenant déserté de tout vacancier. La route nous appartient dans un silence quasi vespéral. L’espace donne de l’ampleur au sentiment d’isolement et le silence ne souligne que mieux la beauté qui s’offre à nous seuls, fourmis égarées loin de l’effervescence estivale. C’est à petite vitesse que nous gagnons notre gîte, faisant durer le plaisir des routes inconnues. Chabanon, choisie par défaut, faute d’autres hébergements, s’avère une option parfaitement adaptée. On remonte à 1600 m d’altitude pour passer une soirée dans cette petite station de ski où on va prolonger pour une dernière nuit cette atmosphère montagnarde dans l’intimité d’un confort douillet et la pureté d’un air vif et déjà frisquet.

Je ne m’attarderai pas sur cette soirée étape inédite et fort agréable, notre dernière soirée avant la redescente dans la plaine où la chaleur, encore canicule la semaine précédente, assomme des meutes de vacanciers venus serrer leur serviette sur un petit bout de plage, au coude à coude avec leurs semblables qu’ils côtoient d’ailleurs le plus souvent le reste de l’année. À 1600 m, à 21 h 30, nous avons écouté frémir les grands sapins avant de tirer une couverture sur notre sommeil.

SEYNE-LES-ALPES

Et puis le lendemain marque la fin de la récré estivale. Les cartes de mentent pas. Nous sommes au bas de la page, bientôt les Alpes s’effaceront devant la Méditerranée. La chaleur nous rattrape, les cigales nous accueillent en chœur dans les pins puis déjà dans les platanes. Auparavant, j’ai encore une formalité à accomplir. Le 27 décembre 1978, je commençais une Randonnée Permanente, la Venise Provençale, à Martigues exactement où je pointais une première case sur mon carton des Bouches-du-Rhône comptant pour la province de Provence. Presque 42 ans plus tard, il me reste une case vide sur les 18 que comportent les 3 départements Bouches-du-Rhône, Alpes-de-Haute-Provence et Var. Je vais cueillir ce dernier tampon à Seyne-les-Alpes.

Départ pas très matinal pour cause de petit déjeuner servi à 8h 30 mais c’est sans importance. Ce dernier BPF n’est qu’à 15 km de là et je le ressens comme une dernière démarche à effectuer pour en finir avec la Provence. L’intérêt n’est pas égal pour tous les BPF et la mention du petit guide « site et ruines d’un château » ne me motive pas spécialement sachant que nous avons ensuite pas mal de route à tracer pour regagner le bercail, après quatre semaines d’absence. Nous sommes dimanche matin et, sortie dominicale et tradition obligent, je compte bien continuer à rouler un peu au-delà de Seyne-les-Alpes, en direction de Digne-les-Bains. Mais les aléas en décident autrement.

Une déviation est en place avant Seyne-les-Alpes, pour cause de fête foraine, mais ça je l’apprendrai plus tard. Par le chemin des écoliers je m’écarte de la ville que je vois perchée sur la gauche. Si je veux pointer le BPF, c’est à ce croisement que je dois m’engager, sur le chemin qui se dresse devant moi, pour remonter vers le centre ville. Un raidillon que d’autres appelleraient un mur, et me voilà bataillant avec cette pente où l’allure me permet tout juste de garder l’équilibre. Bref, je peux enfin aller valider cet ultime BPF dans le premier commerce trouvé.

Ici prend fin cette entame 2020 à la conquête des BPF. Y aura-t-il une suite ? Je l’ignore, nous vivons une période assez singulière mais peut être pas inattendue. Quitte à m’éloigner de ce simple brevet, objet d’une vie cyclotouriste, objectif pacifique, sportif et culturel, un modèle de sérénité, de curiosité, d’enrichissement personnel, d’équilibre assis sur une base riche d’un passé multiforme et exemplaire pour les générations actuelles, ce brevet, pour collectionneur d’authenticité, respire une sagesse étalée dans le temps dont beaucoup pourraient s’inspirer dans ce monde qui s’emballe et s’autodétruit. De Gaulle disait « Français vous avez la mémoire courte ». Plus qu’un constat, c’était une prédiction partagée par d’autres scientifiques dont Haroun Tazief, qui prédisait à la fin du dernier siècle que le début de l’an 2000 verrait éclater des catastrophes environnementales.

Nos enfants pourront-ils parcourir la France comme nous pouvons encore le faire ? Je l’espère. Mais par pitié, que cette quête demeure cet espace de liberté, de griserie le nez au vent, sans autre contrainte que celle d’appuyer sur des pédales pour avancer, à visage découvert, vers ce patrimoine que nous ont légué nos prédécesseurs au cours des siècles.

René BALDELLON – CC Vias

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