VIRÉE EN GUYENNE

Le cap est mis sur le sud-ouest, encore accessible pour seulement deux jours de vélo. Pour la Bretagne, la Normandie et au-delà, il me faudrait plus de temps. C’est là que je mesure la difficulté matérielle du BPF. La France est grande et je suis au bord de la Méditerranée. Mon rayon d’action se situe entre 0 et 1100 km. Il me faut du temps (et de l’argent). Je grappille encore dans un périmètre moyen, à une demi-journée de voiture pour être à pied d’oeuvre.
Mais les BPF se situent de plus en plus loin, alors, quitte à faire le déplacement, j’essaie de faire un tir groupé. Pour cela, je dois bien choisir le point de chute à partir duquel je vais rayonner pour moissonner, toujours dans l’esprit, c’est-à-dire visiter, m’imprégner du lieu et donc ne pas faire bêtement du vélo pour rallier un point. Difficile équilibre qui se prépare en amont. C’est comme cela que j’ai choisi Bergerac comme point central de cette escapade.

Bergerac au bord de la Dordogne.

Bergerac un vendredi soir vers 19h 30. Les bagages ont été déposés à l’hôtel réservé à l’avance. 5h après avoir quitté notre village héraultais, changement de décor. C’est la magie du voyage!

Nous voilà sur les quais de la Dordogne où des gabarres sont à l’ancre. Un jet d’eau irise ses gouttelettes dans le soleil rasant qui donnent aux façades de pierres blondes une douce chaleur et un éclat de fin du jour. Première prise de contact et déjà recherche d’un restaurant. Ici la gastronomie est une institution et nous échapperons difficilement au canard qui se décline en confit, magret, foie gras. Nous jetons notre dévolu sur le magret aux cèpes dans un restaurant ouvert sur une placette où un musicien s’époumone de son mieux sur sa clarinette, pour nous restituer quelques standards de jazz. Pour notre satisfaction, le résultat est nettement inférieur à ce que nous avons dans notre assiette et le plaisir du palais compense la souffrance des oreilles. De toute façon, le plaisir est là, le dépaysement aussi et l’entame nous promet un week-end agréable en Périgord. Demain matin, on attaquera par le pays des bastides mais dans
l’immédiat place au repos et à la nuit.

Et samedi matin, c’est avant Issigeac, village médiéval, que j’attaque mon périple à vélo.
Quelques kilomètres pour me retrouver dans l’ambiance, souvent la même, dans un décor pourtant différent. Les premiers tours de roue sont comme une libération, ça y est, j’y suis.
Silence autour de moi, des champs de tournesol, des bosquets, ombres et lumière, une route qui ondule, tournicote un peu, des lignes droites pour avancer plus vite dans le paysage, et déjà une première entrée dans un village. Issigeac, premier arrêt. S’imprégner d’un terroir. Premières photos. Vision d’un Mathusalem, un homme sans âge, longs cheveux et barbe blanche dans un jardin extraordinaire, hétéroclite, entre brocante et enchevêtrement de plantes, d’arbustes livrés à eux-mêmes. Un vélo d’un autre âge, comme si la vie s’était figée depuis des années dans ce jardin où vit un être humain
du siècle dernier. Plus loin, à côté de l’église, un tavernier installe sa terrasse, lui aussi personnage insolite, barbu, de noir vêtu, des bottes de moto, montantes et ouvertes, cliquetant à chaque pas, l’air bourru. Sous le porche de l’église, un sac à dos et un chien, propriété du tavernier. L’église est fermée.
« Je viens l’ouvrir » me dit ce dernier. Ce qu’il fait, installe un panneau où sont décrites les particularités de cette église, et s’en retourne à l’installation de sa terrasse, avec son air de blouson noir, de vieux soixante-huitard blasé. Visite sommaire de l’édifice assez banal.

Issigeac, village médiéval

Puis, direction Villeréal dans le Lot-et-Garonne, premier BPF au programme. N’oublions pas l’intérêt de cette boucle, les bastides. Je l’atteins sur le coup de 10h30, un samedi, jour de marché, le top. Me voilà dans le vif du sujet. Qui dit bastide dit halles. Tout y est, le marché bat son plein, les camelots, les paysans producteurs sous la halle, les commerces sous les couverts, et le monde qui se croise, qui flâne. Un marché du sud-ouest, c’est du terroir à coup sûr, de l’authenticité qui se livre aussi dans la tenue, dans le parler. Alors, il est facile de différencier les locaux et les estrangers. Ici, on les a vite repérés, ce sont les Anglais. Et dire qu’ils ont voté la sortie de l’Europe, faut croire que la région reste encore une annexe de la couronne, mais l’art de vivre et la cuisine, c’est quand même autre chose que des nouilles à la confiture et du pudding. Pas bêtes les Anglais, surtout s’ils sont argentés. Et je ne parle pas de leur penchant pour les vins de la région, mais ça, on le verra plus tard, en fin de journée du côté de Monbazillac. Mon vélo à la main, j’arpente le marché, entre sous la halle, pose ma monture contre un pilier de bois plusieurs fois centenaire. Je repère le clarinettiste d’hier soir à Bergerac. Il est venu tenter sa chance sur un marché populaire et sa sébile où brillent quelques pièces espère en la générosité encore estivale.

Sous la halle de Villeréal.

C’est à l’office de tourisme que je valide mon passage à Villeréal. D’une bastide à l’autre et d’un département à l’autre, il n’y a que quelques kilomètres par la D104 qui va me conduire en Dordogne et plus précisément à Monpazier. La route défile, il faut bien pédaler un peu. Apparemment, les voitures n’ont pas toutes assimilé la nouvelle règlementation routière à 80km/h et certaines me doublent dangereusement sur une route qui leur est entièrement dévolue. Les cyclistes n’ont qu’à bien se tenir, quitte à rouler dans l’herbe. C’est un peu déplaisant et enlève à la sérénité qui devrait m’accompagner. Je m’arrête à hauteur d’un champ de maïs pour un rapide état des lieux. Prendre en compte l’heure, la distance et organiser la suite du programme. 

Plutôt que d’atteindre Monpazier avant midi, j’effectue un crochet vers Biron, pour visiter son château. Je vire à droite. La route s’élève en forêt et me réconcilie avec l’idée que j’ai du cyclotourisme. 11h 40, le château apparaît. Monpazier attendra.

Le château de Biron.

La première vue est impressionnante, alléchante. Nous montons au château, franchissons l’entrée pour déboucher dans une première cour où se situe l’accueil. Le droit d’entrée nous parait élevé, la suite confirmera nos craintes. La vue extérieure et la vue d’ensemble suffisaient, avec l’avantage d’ouvrir à l’imagination tout ce qui pouvait se cacher derrière ces murs, car en guise de visite, nous procédons à un défilé, de salle en salle, toutes sur le même modèle, absolument vides, parquet de tomettes rouges avec parfois une simple cheminée pour casser la monotonie de la visite. Une aile du château est consacrée à une exposition d’un artiste parfaitement inconnu, on comprend pourquoi, qui étale des productions
minables exposées sous le remarquable titre « peut-on dessiner une couleur ? » Il est vrai qu’il s’agit d’art contemporain, subventionné par le conseil départemental, une opération dans laquelle le citoyen ordinaire, niais, obtus et fermé à tout courant spontané, moderne, est pourtant associé dans la mesure où ce sont ses deniers qui alimentent les grandes idées émises dans les sphères pensantes. Cet intermède passé, le repas au restaurant, quoique simple, nous parut délicieux. C’est la théorie de la relativité, n’en déplaise à Einstein, appliquée au vécu, selon ce qui est avant, la suite n’en est que meilleure.

Et maintenant, direction la bastide de Monpazier. J’appuie fort sur les pédales. Peut-être l’impression d’avoir à rattraper du temps perdu inutilement ? Il faut monter à Monpazier. Une bastide ne se donne pas, elle se conquiert. Un premier tour d’enceinte avant de choisir une rue, sachant que, de toute façon, toutes convergent vers la place centrale bordée d’arcades.

J’y arrive un samedi sur le coup de 14h, en plein forum des associations. Un accordéoniste joue des airs traditionnels tandis que le groupe folklorique, en habits d’époque, demeure à l’ombre de la vieille halle. J’ai tout le temps d’admirer cette grande place où, sous les couverts, se tiennent quelques commerces. Une petite visite à l’office du tourisme pour le classique coup de tampon et je retourne sur la place où le soleil règne en maître. Je tire plusieurs photos, m’intéresse au stand de la fédération française de cyclisme, le temps de quelques échanges avec le président du club local. Nous constatons nos problèmes communs liés à une baisse d’effectif. Ce club sans coureur continue, organisant quatre courses par an
dont une de niveau national. Heureusement qu’il reste la passion pour pallier un individualisme grandissant.

La chaleur est maintenant bien présente. L’été n’en finit plus. Mon prochain objectif est plus au sud, Penne-d’Agenais, au bord du Lot. À mi-chemin, la bastide de Monflanquin mérite notre attention. Nous y montons, rasant les murs et suivant l’ombre. Un gendarme en habit de parade se marie et le cortège, dans la plus stricte obéissance militaire, arbore la tenue de rigueur pour les gendarmes, quant aux civils hommes, ils sont soumis au pantalon rouge, chemise blanche et veste bleue. Ainsi nous les vîmes, entrant dans l’église, le sabre à la rencontre du goupillon. Nous n’avons pas vu Janouille qui préside régulièrement à la visite de la bastide. Peut-être faisait-il la sieste par cette température. Et rien à se mettre dans le gosier, café fermé, Monflanquin ville morte.

Alors le cap est mis sur Penned’Agenais. À St-Sylvestre-sur-Lot, la rivière m’apporte un brin de rafraîchissement. Il suffit de passer le pont et voilà Penne-d’Agenais. Je reste sur les quais du Lot, l’eau qui coule suffit à mon bonheur.

Penne-d’Agenais, BPF Lot-et-Garonne, province de Guyenne

Si je pouvais m’y baigner ce serait mieux, mais non, je risquerais d’effrayer les poissons au grand dam des pêcheurs impassibles.
Validation oblige, j’explique à la pharmacienne le pourquoi de ma présence dans son officine.
En échange elle appose gentiment son tampon sur ma carte de route. Elle y inscrit la date et
veut même signer. Je l’ai conquise ainsi que la cliente présente. Quelle animation dans la
pharmacie et quelle aventure doivent-elles penser en me souhaitant bon courage pour la suite
de mon périple.

Le courage, je l’ai, car j’ai gardé le meilleur pour la fin. Et maintenant direction Monbazillac.
Tout en pédalant, j’imagine déjà la fraîcheur d’une cave, le verre à pied dans lequel le breuvage me lancera ses éclats d’or quand je l’élèverai à hauteur de mes yeux. Pourvu qu’il soit bien frais! Tout cela, ce n’est qu’après Castillones que mon imagination me le répète en boucle. Passé Bourniagues, les vignes apparaissent, donnant aux coteaux cette ordonnance rigoureuse où les rangées de ceps s’étirent comme un escadron qui défile un 14 juillet. Coteaux pour les vignes et côtes pour le cycliste qui sinue entre les parcelles caressées par un soleil déclinant, donnant aux couleurs une chaleur ambrée, soulignée par ces grappes dorées bientôt promises au sécateur assassin. La richesse du terroir se lit depuis la route. Aux vignes parfaitement ordonnées s’unissent des propriétés, des domaines qui dénotent une certaine richesse, un passé, un patrimoine fait de rigueur, de travail et de savoir-faire. Les riches terroirs viticoles se ressemblent beaucoup, ils ont un air de famille peut être différencié par l’aspect de leur château, de leur clos, variant d’une région à l’autre.

C’est à la maison des vins que je pointe ce BPF liquoreux. Il est 18h 15 et le château se visite
jusqu’à 19h. Opération rapide, changement de tenue, et nous voilà à l’entrée du château de
Monbazillac. Trop tard, nous dit l’hôtesse. Mais après une gentille supplique, elle fléchit.
D’accord, mais faites vite. C’est ainsi que nous parcourons le château au pas de charge, du
rez-de-chaussée à l’étage, sans oublier les caves en sous-sol. Alors oui, on fait vite et pourtant
c’est pour moi le meilleur moment, celui qui suit la journée bien remplie et les objectifs
atteints, celui de la satisfaction et de l’instant présent qui se savoure en toute quiétude. La
soirée est à nous, il fait beau et nous sommes, une fois de plus, dans un ailleurs encore
inconnu, comme il nous en reste tant à découvrir. Un ailleurs pourtant célèbre et que l’on
s’approprie maintenant par la visite, par la balade qu’on effectue dans le parc, à l’orée des
vignes. Et puis, la célébrité se déguste, un verre à la main. Notre ticket d’entrée inclut la
dégustation. Comme une récompense après une chaude journée, riche en bastides, c’est un
soleil jaune doré, sucré, liquoreux, frais à point, qui me transperce, douceur rafraichissante,
riche de parfum floral, breuvage où se fond la fatigue du jour et redonne dans l’instant un élan
tout pacifique pour apprécier le reste d’une journée pas comme les autres. J’avoue avoir
apprécié quatre vins différents (et je soupçonne que des Anglais présents ont fait mieux que
moi), avant d’emporter un carton qui va s’éparpiller entre nos deux filles, le reste rejoindra ma
cave où ce vin me restituera le moment venu un flot de souvenirs liés à cette escapade.
Ce soir, dans un restaurant du vieux Bergerac, j’ai un faible pour des noix de St-Jacques à la
fondue de poireaux, accompagnées de leur verre de blanc. Elle est pas belle la vie en BPF ? Et
demain, c’est vers les sources de la préhistoire que je remonterai, aux Eyzies-de-Tayac.

Dimanche 2 septembre.
L’été continue. Tenue estivale donc et sensation de liberté soulignée par l’état de fraîcheur
matinale. C’est une joie de pédaler, suivant la route qui épouse la frange du coteau. J’y associe une dépense d’énergie qui donne plus de prix à la griserie de la vitesse. À cet instant je n’ai plus d’âge et je retrouve en moi l’adolescent que je fus jadis, toujours prompt à s’émerveiller devant un monde que je voudrais éternellement vierge et merveilleux. C’est cette part en moi qui subsiste et par laquelle je continue à admirer et aimer. Sur le bas-côté de la route, des fougères me rappellent la Corrèze et des images qui remontent d’un passé où j’avais vingt ans. Images de route et images de la vie mêlées, se déroulant les unes et les autres pour nous mener vers un inconnu. L’ombre tient le côté droit de la route et ajoute encore à mon bien-être. La température est idéale et les kilomètres s’additionnent sans aucune
monotonie. Parfois un château sur une colline vient attirer mon attention et me tire de mes pensées. À St-Alvère, je retrouve une Chantal radieuse qui sort de chez un maître-chocolatier, avec un petit sac bien garni. La chance a voulu que l’artisan ouvre sa boutique ce jour-là et offre à mon épouse une dégustation et une démonstration de son savoir-faire. Je franchis la Vézère au Bugue où Chantal avait déjà repéré un restaurant. Trop tôt. On verra plus loin. Heureuse décision parce qu’au village de Campagne, l’Auberge du Château résume à elle seule tout ce qu’on peut attendre d’une telle dénomination. L’auberge est charmante et la carte prometteuse, quant au château il fait face à l’auberge. C’est ainsi qu’on s’accorde un quart d’heure apéritif en déambulation dans le parc de ce magnifique château.

Le château de Campagne.

Repas du dimanche midi où ma tenue cycliste dissone un peu dans la salle de restaurant où la
moyenne d’âge de cette clientèle dominicale est à l’opposé de celle d’une cantine scolaire. 
Faut dire qu’en terme de plaisir, sans vouloir ironiser, celui de la table est sûrement celui qui
résiste le mieux, peut-être même se bonifie, avec l’âge. Et c’est vrai qu’il y a de quoi être satisfait devant nos assiettes. On ira même jusqu’à succomber à la tentation avec des pruneaux au vin en dessert. C’est déjà la fin de ce petit périple, de ce week-end en Périgord, d’autant qu’il ne me reste que six kilomètres pour rallier les Eyzies-de-Tayac, terme de l’aventure et dernier BPF au programme. C’est au Pôle
International de la Préhistoire que je pointe la cinquième case de mon carton du département de la Dordogne. Ne reste que Brantôme, mais pour cela on verra plus tard, il ne faut pas brûler toutes les cartouches en même temps. J’aime bien laisser une case vide ou deux, cela permet d’y revenir
quelque temps ou quelques années plus tard et de renouer ainsi le fil de souvenirs bien spécifiques. Ainsi la carte de route a plus de valeur, plus lourde d’évocations dans le temps écoulé.

La maison forte de Reignac (c) H.Prévost.

Et justement, cette vallée de la Vézère, nous l’avions arpentée il y a cinq ans, en août 2013, depuis Montignac où nous logions à la Roseraie. Alors la préhistoire, on s’en est déjà imprégnés avec Lascaux, et
toute cette vallée riche de témoignages, du balbutiement de l’humanité aux châteaux plus récents, des grottes aux abris sous roche, de sites remarquables au villages classés, de St-Léon-sur Vézère à La-Roque-St-Christophe en passant par le château de Losse. Alors on boude Néandertal et le musée de la
préhistoire pour aller visiter la maison forte de Reignac.

Maison forte de Reignac, la salle à
manger, creusée dans la falaise.

Ici prend fin notre équipée, dans cette falaise où l’homme s’est sédentarisé depuis la nuit des
temps, de la préhistoire au siècle dernier, dans cette maison, sorte de château vertical dont on
ne soupçonne pas les volumes aménagés à l’intérieur de la falaise, pour en faire un lieu de vie
où seigneur et domestiques vivaient sur un site imprenable et dominant la vallée. Visite
surprenante et intéressante au gré de pièces richement meublées. Nous avons traversé le temps
en dehors du temps, du soleil et de la chaleur estivale, tout près de cheminées où flambaient
des bûches. La réalité nous cueille sur le coup de 17h, en reprenant contact avec l’air
extérieur. Il ne reste plus qu’à programmer le GPS en direction de Gaillac où notre petit Jules,
et ses parents, nous attendent impatiemment.

René BALDELLON – CC Vias.

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